Chapitre I

Iphigénie

Chapitre II

Fritz, Virginia, Frédéric, Jean-Jacques, George, Serge, Jack, Henry David, Jean, Nicolas, Marguerite, Oscar, Vladimir, etc.

Je voulais être ambassadrice et manger des Ferrero Rochers | Diplomate. Pour partir à l’étranger | Sans contours précis mais pourvu que cela soit loin | Au lycée, je voulais entrer à Sciences Po | À défaut, l’École nationale d’Administration, pour faire une belle carrière | Une carrière d’élite | Dans les bureaux | J’ai su assez vite que je n’y arriverais pas | Les résultats sont tombés, je ne suis pas sur la liste. J’ai beau expliquer aux gens que je ne suis pas déçue, ils ne veulent pas me croire | Ils veulent tous que je réussisse ma vie | Rentrée universitaire en licence d’administration économique et sociale. Cela me convenait très bien.
Ensuite, j’ai entamé un master en aménagement du territoire | Me mettre au service du territoire | Travailler à petite échelle | Travailler à la campagne | Cela faisait un moment que je réfléchissais aux raisons et aux besoins de travailler à la campagne | Le paradoxe entre vouloir vivre à la campagne et étudier en ville m’a fait craquer ; aussi, il m’était devenu impossible de rester encore et toujours en ville. Impossible de me rendre encore et encore à la fac de droit où l’on faisait toujours les mêmes choses | Je ressentais du dégoût | Je commençais à croire à une autre façon de vivre, de penser le monde et la politique.
Je voulais devenir agricultrice | Faire quelque chose de mes mains. Les mettre dans la terre | Avoir une autonomie dans ce qui touche à l’essentiel : l’alimentation, l’habitat, et les vêtements | Pouvoir me dire que j’avais mon propre potager et que j’en vivais | Être quasiment autosuffisante | À cette époque-là, j’aurais voulu habiter à Paris, pour pouvoir prendre le métro tous les jours aux heures de pointe. Dans tout ce contexte citadin frénétique | Puis j’ai changé | Il m’a suffi de travailler dans des grandes surfaces, dans une boulangerie, en tant que caissière, pour comprendre que je m’étais donnée à fond pendant trente-cinq heures pour toucher une misère de salaire. J’ai découvert le côté « prolétariat » | Tout simplement parce qu’il n’y a que les idiots qui ne changent pas.
Je n’irais pas jusqu’à dire qu’il y eut une rébellion ; car parler de rébellion, cela revient à renfermer le mouvement politique dans lequel je me suis retrouvée uniquement sur un contre sans apporter de proposition. J’ai commencé à réfléchir à ce que l’on faisait, nous, à nos besoins réels, à tout l’impact écologique de notre vie | Vers ceux que l’on appelle les « décroissants » ou « objecteurs de croissance » | Vivre dans un monde où l’humain reprend toute sa place sans que l’économie reste omniprésente. L’un engendre l’autre : puisque, si l’humain reprend sa place, on décide que le local est plus important, on se dirige ainsi vers un monde plus écologique, plus lent et doux | Les points essentiels que la décroissance remet en question sont la voiture, le nucléaire et la publicité.
Évidemment, il est difficile de changer radicalement de mode de vie, surtout quand on ne vit pas en ville où tout peut être à portée : je ne me vois pas faire en vélo les dix-sept kilomètres entre Saint-Girons et Bordes avec un sac de courses de dix kilos | Aujourd’hui, je me définirais plutôt comme simplicitaire | Alors que quand j’étais plus jeune, je ne m’imaginais que riche. Même longtemps pendant mes études : je ne me voyais pas vivre convenablement avec un SMIC | Il fallait impérativement que je gagne beaucoup d’argent pour ne jamais connaître le besoin ou le manque. Cela a un lien fort avec ma personnalité, je suis très angoissée par rapport à l’avenir | J’étais capable d’acheter des choses dont les trois quarts ne servaient strictement à rien | Du jour au lendemain quasiment, à partir de la troisième année de licence, j’ai décidé d’arrêter les jobs pour me concentrer uniquement sur mes études. J’ai fait le choix de gérer un budget plus serré qu’auparavant et de m’en contenter, et de limiter mes dépenses, si je n’en avais pas un besoin essentiel ou s’il existait une autre solution | La société entière pourrait adopter un mode de pensée similaire | On pourrait vivre à la campagne en ayant droit à peu de choses près aux mêmes services commerciaux que dans une ville ou ne serait-ce que dans un quartier, sans pour autant payer le double du prix | Ramener la ville dans le village. Le faire revivre plutôt que d’abandonner la totalité du territoire | Des initiatives comme l’épicerie solidaire d’un village de la vallée : ce sont des bénévoles qui la tiennent. Des bénévoles de la jeune génération. Ce sont eux qui envisagent de vivre autrement que par la formule « tout voiture ». Eux qui décident de s’établir à la campagne : ce n’est ni un bagne ni un choix par défaut | La campagne n’est pas inerte | Faire le choix d’y vivre.
C’était déjà tout réapprendre | Des transhumances, je n’en avais jamais fait autrement qu’en tant que touriste, à Sentein, plus haut dans la vallée. Cela consistait simplement à suivre les brebis et les vaches jusqu’à l’estive. On ne croise ni les bergers, ni les éleveurs ; on ne comprend rien au travail des chiens ; on ignore pour quoi il ne faut jamais pousser les bêtes ; on est totalement incultes pendant cet événement | C’est très compliqué en tant que touriste d’imaginer que les brebis ou les vaches et leurs gardiens vont y passer toute la saison | Uniquement une idée générale, sans saisir réellement ce qu’est une estive | Un coin de montagne | Les bergers n’existaient pas : ils montaient les brebis ou les vaches, et puis terminé | Je n’envisageais pas vraiment le travail avec les bêtes. Il m’était difficile d’avoir une approche avec elles, à ce moment-là, j’étais végétarienne. Devenir bergère n’était pas encore une possibilité à mes yeux | Peut-être des lapins dans un clapier, à part les caresser et leur donner des noms… rien | Je n’y connaissais rien, mais rien du tout | Au niveau professionnel, je n’aurais en tout cas pas voulu suivre l’exemple de mes parents. Je n’étais pas assez acharnée pour faire le métier de mon père, journaliste | Je n’écoutais plus la radio depuis longtemps, coupée des médias. Pour moi, il n’y a plus de morale dans ce métier. Soumis à la publicité et à la direction qui les financent. Plus aucun idéal | Le parcours de ma mère, d’intérim en intérim, fluctuant, ne me tentait pas non plus.
Ils ne s’attendaient pas à ce que je me tourne vers un métier agricole | Il a été le premier à me dire « Je suis content pour toi, je viendrai si tu montes ta propre exploitation » | Ce fut plus dur pour elle, elle s’inquiète | Quant à mon frère, il est trop matérialiste pour tout simplement concevoir une vie et un choix comme les miens, c'est un ultra-citadin | Situer l’Ariège, un vrai défi | J’avais eu aussi cet a priori sur la campagne, habitée par « des bouseux, des merdeux, des gens qui ne connaissent rien à rien, des arriérés ». J’étais dans une ignorance complète de ce qui fait et de ceux qui font les campagnes.
J’ai toujours été attirée par la montagne | Il m’a toujours semblé évident d’habiter en montagne. Le problème, c’est que je ne voulais pas seulement y avoir ma résidence, je voulais y vivre : s’entend y travailler | Qu’est-ce qui permet d’habiter en montagne, de travailler en montagne, d’être utile à la montagne et de remplir ces choses existentielles : soit le BTP, soit l’agriculture | Je ressentais de plus en plus ce besoin pressant de me nourrir par moi-même | J’avais conscience qu’il y a des bêtes, des brebis, j’avais déjà fait des transhumances, pourrais-je le faire à mon tour ? Aussi m’étais renseignée sur les écoles de berger | Les rencontres sont survenues plus tardivement que ma soif de travailler en montagne. Quelques mois plus tard | Ce qui m’a vraiment déterminée à me diriger dans cette voie, ce fut le décès du père d’une de mes amies. Pour moi, cela a été un vrai cyclone, car il était trop jeune, cinquante-six ans, à quelques années de la retraite, et je savais qu’il attendait le week-end, les vacances, pour faire ce qu’il aimait | Je ne voulais pas d’une vie où je passe mon temps à attendre, parce qu’il y a des contraintes de travail, des contraintes sociales qui m’obligent à repousser encore mes projets, mes envies | Cela s’est traduit par une angoisse terrible pendant mon stage | Je ne voyais plus l’utilité de ce que je faisais, cela n’avait plus aucun sens | Ce qui est vraiment important, c’est de mettre les mains dans la terre, de faire pousser des plantes pour en vivre. Cela, oui, c'est réellement utile, nécessaire, essentiel.
J’ai décidé de devenir bergère lors de ma rencontre avec Laurence | J’aime la randonnée, et je souhaitais partir pour un long moment. Faire le Sentier de grande randonnée qui traverse les Pyrénées, de Banyuls-sur-Mer à Hendaye | À la fin de mon stage, je n’ai pas cherché d’emploi, volontairement | Pénalisant | Avec l’idée de rencontrer des bergers | Sachant que pour moi à cette époque, le métier de berger relevait purement du tourisme : il fallait être là juste pendant les transhumances, aux moments de la montée et de la descente. Tout juste si je ne croyais pas que la notion de berger avait été mise en place par les offices de tourisme | Je n’avais absolument aucune idée que ce métier existait encore et qu’il n’était pas assimilé à celui des éleveurs | Je me disais que quand j’arriverais au Pays basque, croyant qu’ils n’étaient présents que dans cette région-là, je rencontrerais des bergers et leur demanderais de m’expliquer leur travail, éventuellement de rester un peu pour voir si ça me plairait | En Ariège, après trois semaines de randonnée, j’ai rencontré Laurence, tout à fait par hasard | Elle passait dans le refuge au moment où je m’installais pour dormir à cause du mauvais temps | Une petite femme avec un sac-à-dos deux fois plus grand qu’elle, et quatre enfants qui l’accompagnaient. Son fils et trois de ses amis | Ils montaient dans le « palace » : la cabane de berger située bien plus en amont | Une bergère ! | Elle m’explique qu’elle garde sur cette estive, qu’elle a deux mille cent hectares à surveiller, pour un troupeau atteignant deux-mille brebis | Lui faisant part de mon intérêt croissant pour ce métier, elle me propose de faire une pause dans mon voyage et de la suivre | Je pensais rester trois jours et je suis restée deux mois | Elle m’a fait découvrir son métier, avec son collègue | Ils n’ont pas Internet, ils n’ont pas l’électricité, pas de télé, en fait ils ont une vie géniale | Cette rencontre fut profondément décisive | Dans tous les cas, j’aurais moins osé abandonner franchement mes études, pour devenir bergère, si je ne l’avais pas rencontrée | Cela aurait été beaucoup plus dur de me lancer. De ne pas avoir peur | Dubitatifs, vexés, effrayés, inquiets, perplexes | Toute ma famille aujourd’hui, a compris mon choix. Je ne suis pas certaine qu’ils le comprennent pour toutes les raisons, politiques, économiques, philosophiques, sentimentales qui m’ont poussée dans cette voie, mais du moins voient-ils que je me sens bien.
Je doute parfois de ce choix. Moins maintenant, mais surtout à la descente de ma première estive | Le stage de fin de formation ne s’est pas aussi bien passé que ce que j’avais espéré | Quatre mois en montagne, dans un isolement quasi total. La difficulté à redescendre sur terre, enfin à la vie normale, crée un énorme choc émotionnel | À l’École des pâtres, les nouveaux arrivants sont très mal perçus par les locaux. Parce qu’ils ne comprennent pas pourquoi on a besoin d’une école pour être berger, parce qu’« on a ça dans le sang, c’est inné » | Si tu n’es pas né au bon endroit, tu n’as aucune chance de t’en sortir | Lors de ma formation, nous étions quatorze dont quatre femmes, puis la moitié de l’effectif masculin est partie | Les filles sont plus consciencieuses au niveau du travail, ce qui ne signifie pas forcément qu’elles seront mieux acceptées | Une de mes connaissances, bergère dans les Alpes, s’est tellement confrontée à la misogynie ambiante, en Ariège, qu’elle est retournée dans les Alpes | Où de toute évidence les éleveurs recherchent des filles | Ils les trouvent plus sérieuses, plus aptes aux soins, plus douces ; ils ne veulent pas des gros bourrins pour leurs brebis, qui vont taper automatiquement ou leur envoyer le chien pour trois fois rien | On sait bien que la parité peut être possible, mais pas ici | Comme la réparation des clôtures – qui peut faire partie de notre contrat de travail – est le seul travail réellement dur physiquement pour une femme. Nous n’avons pas la même force musculaire, mais rien n’empêche les éleveurs de monter filer un coup de main | Pour mettre un pied devant l’autre en montagne, les femmes encaisseront autant que les hommes | Je sens la parité possible sur le travail, toutefois moins sur le long terme : les femmes peuvent être mères. Les éleveurs embaucheront plus tranquillement un homme qui a des enfants qu’une femme qui a des enfants ou qui en aura | À l’École, nous étions deux à avoir moins de vingt-cinq ans, puis tout de suite, ils avaient la trentaine bien passée, entre trente-sept et quarante-quatre | C’est parlant | Souvent, les gens ont été dans d’autres branches avant d’être bergers. Vers quarante ans, ils se rendent compte que ce qu’ils font ne les intéresse plus, une forme de rejet même, ils recherchent quelque chose de plus authentique. Ils se tournent donc vers le métier de berger par exemple | Le problème reste qu’être berger ce n’est pas juste regarder les papillons : il y a parfois de grosses déceptions. Ils ne se rendent pas compte que la montagne est très dure | La faute aux émissions télévisées aussi. Elles ne montrent que des reconversions réussies dans des petits endroits agréables où les gens ont trois vaches et deux chèvres et s’en sortent | Ils vivent en plein rêve quand ils débarquent ici | Et, quand ils ont un maître de stage, que tous les matins il faut être au petit jour aux brebis, qu’ils ne rentrent à la cabane qu’en fin de journée, qu’ils se tapent deux semaines d’orage ou de brouillard : que les conditions sont difficiles – tout ce qui n’est pas montré à la télé –, la part de rêve se dissipe instantanément | Trois mois de cours. Dès la fin février | Trois jours de cours pour passer le brevet de sauveteur et secouriste du travail, les premiers gestes de secours. Ensuite, un mois de stage en exploitation : pour faire un premier tri dans les « candidats », pour accéder au deuxième module, et enfin, faire le stage en estive | Éparpillés de manière assez hasardeuse sur tout le département : nous, nous ne connaissons pas les maîtres de stage, ils ne nous connaissent pas, or ils donnent leur avis pour la suite : si nous sommes aptes à travailler dans ce milieu, à prendre des initiatives et à vivre avec les animaux | Au bout de ce mois de stage, neuf élèves sont sélectionnés, à peu près, et ils commencent les cours de zootechnie. Alimentation des animaux, reproduction, gestation, croissance, maladies. Très théorique | Par la suite, un certain nombre de travaux pratiques : soin aux brebis et aux vaches, contention ovine et bovine, parage – tailles des onglons, des sabots. Une partie sur les herbes, les graminées, les légumineuses. Étonnamment, pas du tout de garde en bas | Et pour finir, estive de quatre mois avec le maître de stage, ensemble dans une cabane, sachant que l’entente n’est pas garantie. Quatre mois très éprouvants | À la redescente, à nouveau un examen en zootechnie, un rapport de stage et une soutenance à faire | Enfin un diplôme.
La plus ancienne école, qui n’existe plus, était celle de Rambouillet, à Paris. Ce qui ne paraissait pas du tout crédible. Alors quand les gars issus de cette école venaient en Ariège, les habitants rigolaient bien : parce que tant que l'on n’a pas gardé dans les montagnes, on ne sait pas garder. S’entend que ce ne sont pas les mêmes techniques pour garder en plaine et en montagne | Il y a l'école du Merle, à Salon-de-Provence, plutôt bien réputée, avec un rayonnement national. Le BPREA dans cette école est reconnu au niveau national, alors qu'à Saint-Girons, nous sommes sur un brevet d’ordre régional, donc en aucun cas reconnu dans une école agricole | Il est aussi possible de se présenter avec dans les Alpes pour un job. Mais l’avoir ne fait même pas pencher la balance face à un berger qui ne l’a pas | Seule la bonne réputation le fera | En outre, l’écho des montagnes fonctionne très bien : même sans réseau, sans téléphone, les gens sont au courant de tout ce qui se passe là-haut. J’ignore comment ils se débrouillent, mais ils sont informés | Il n’y a que ta réputation qui jouera en ta faveur | Si quelqu’un a décidé de te nuire, il te pourrira dans toutes les vallées | Il est vrai que beaucoup se demandent à quoi sert une école de bergers. Pour ma part, je pense qu’elle permet en premier lieu de laisser des gens qui ne sont pas issus du milieu agricole y accéder | Au début, ce sont bien des bergers qui l’ont fondée, mais l’Association des pâtres en a perdu le contrôle, fâchée avec les financeurs ; le CFPPA en a la charge de nos jours | Hélas, actuellement la formation n’est plus vraiment adaptée au métier de berger ; avant il y avait peu de cours et une longue période de stage en exploitation, maintenant c’est l’inverse, trop de cours pour trop peu de stages.
Je ne pense pas que ma formation soit achevée, parce que, en quatre mois, je n’ai pas eu le temps de tout voir : il y a tellement de choses à connaître sur les brebis | Tout est relatif : ce que j’ai appliqué là, sur cette montagne, l’été dernier, je ne l’appliquerai pas nécessairement sur une autre montagne les années suivantes | Quand je change de montagne, je réapprends tout | Je sais que les brebis ont besoin de manger et de ruminer toute la journée, qu’elles vont s’abriter dans les bois quand il pleut, que si elles se font attaquer, elles ne retourneront jamais dormir à cet endroit. D’une estive à l’autre, des choses sont acquises, mais bien peu | Nous avions un peu gardé en lots, en escabots comme on dit, c’est-à-dire que les brebis se dispersent partout dans la montagne – cela ne consiste pas vraiment à garder… | Je ne le referai pas l’année prochaine, et si on me demande de garder en escabot, j’aurais un peu peur | Il me faut découvrir le terrain, les coins à connaître, les endroits très dangereux, à éviter, ou au contraire formidables. Il faut arriver à reconnaître quel pacage est bon, à quel moment | Sans oublier de connaître tous les membres du Groupement pastoral qui gèrent l’estive : on peut avoir un éleveur comme quinze ou vingt sur la même montagne ; et les relations ne sont pas toujours égales | Je n’ai pas terminé d’apprendre.
Peut-être est-ce un choix contre-sociétal, par rapport au mouvement qu’on a vu ces dernières années. Pourtant j’ai l’impression qu’on va y revenir à l’agriculture, et considérer les agriculteurs comme des personnes primordiales | Berger, paysan, agriculteur | À entendre le mot agriculture, on imagine tout de suite les champs à perte de vue de Chicago, de la Beauce | Des machines tellement énormes qu’elles ne peuvent rouler sur la route | De l’industrie | Cela ne résume pas toute l’agriculture du territoire | Plus j’appartiens à ce monde-là, plus je comprends qu’on est paysan avant d’être agriculteur. Du moins en montagne | C’est très difficile d’expliquer la différence, à des citadins pour qui la terre n’est plus rien, qui ont oublié que nous, éleveurs, bergers, céréaliers, maraîchers, les nourrissons | Le jour où nous disparaîtrons, eux ils n’auront plus rien à manger | En ont-ils seulement conscience ? | Je défends ainsi mon métier | Ce n’est pas aisé de leur faire comprendre : c’est tellement facile d’aller acheter de la nourriture en ville, dans les magasins. Ils ne se rendent plus compte des difficultés et des peines qui se jouent en coulisse, quand les éleveurs triment pour parvenir à sortir un revenu, à produire de belles bêtes ou de bons légumes.
C’est un choix purement construit de mettre au moins un pied dans l’agriculture | J’y suis sans y être, j’hésite à y aller plus que cela – parce que beaucoup de choses sont compliquées en agriculture, surtout quand tu es jeune, que tu n’es pas du pays, que tu n’as pas un lopin de terre | Que tu es une femme de surcroît | Je pense que l’on peut reconnaître un côté traditionnel du propriétaire terrien, qui a toujours été très conservateur. Forcément il voit d’un mauvais œil les jeunes qui s’installent… en fait les jeunes. Sans histoire de races. Les jeunes | Les éleveurs qui sont d'une vallée vont préférer la voir mourir plutôt que de la céder aux jeunes | En montagne, pour s’installer, une demi-surface minimum d’installation, environ huit hectares, est nécessaire | Je veux dire que lâcher huit petits hectares quand tu en as cent quarante, ce n’est pas le bout du monde | Souvent les petits bois bien embroussaillés où il faut travailler pendant quatre ans pour les rendre à peu près mangeables | On voit ça à maintes reprises par ici | Des vieux des vallées, dont la descendance ne reprendra jamais l’exploitation, ne lâchent pas les terres | Mordicus | La vallée meurt complètement | Il faut faire face à de nombreuses oppositions, à des jugements injustes | Apprendre de nouvelles langues | Une forme d’intégration : ni renier, ni refuser en bloc d’utiliser les mêmes termes qu’eux | Langues propres à la zootechnie, aux brebis, et celles que pratiquent les hommes ici.
J’en suis parvenue à réellement douter l’hiver dernier | Car je n’avais plus confiance en moi, et on m’avait suffisamment écœurée pour me faire comprendre que je ne serai jamais bergère de ma vie | Certes, je suis jeune, et inexpérimentée bien sûr, et je ne calcule pas encore tout ; cela relève du bon sens, je débute | Je ne suis pas fille d’éleveurs | Je ne suis pas fille d’agriculteurs. Je ne serai jamais bonne à rien pour eux | Le nombre de fois où je m’entends dire : « Vous les citadins » | Arrêtez | Je ne suis plus une citadine. Je vis ici maintenant | Je pourrais vivre ici depuis dix ans, je serais encore une citadine | Si tu veux vivre plus convenablement, il faut parfois savoir se mettre des bouchons dans les oreilles et se dire « Ouais, cause toujours » | On verra bien. On verra bien | Au final qui restera ?

Chapitre III

Yves, Guy, Vincent, Pierre, Manu, Robin, Tournesol, Claude, Fabien, Thomas, Christian & les voisins

Chapitre IV

Panturle

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Je me suis toujours levée tôt | Plus le temps passe, plus je traîne la patte à décoller de chez moi pour aller à la fac | Notre option ne fait pas l’unanimité : nous étions quarante à tout casser dans les cours spécifiques d’administratif | 120 sur 160 au premier semestre. Mention très bien | Du boulot par-dessus la tête. Je suis obligée de ramener du travail le soir à la maison pour pouvoir le boucler | J’ai trouvé dans un bazar d’occasion : La force de l’âge et Mémoires d’une jeune fille rangée de Beauvoir. J’ai déjà sélectionné les livres qui partent avec moi à Clermont et je me suis aperçue que je n’avais pas encore lu Plume de Michaux | Je passe sans transition de Jane Eyre à un précis d’histoire économique, de Orwell à Barjavel. J’embarque bien sûr Lolita, celui-ci ne me quitte pas | Je pars en randonnée ce week-end. Cela me fera du bien de marcher | Ce n’est certes pas la ville, mais bien la fac qui me met le moral dans les chaussettes. Nous sommes sur un super site, à la campagne, avec des rosiers plantés partout, tout neuf, magnifique, mais voilà, il s’agit toujours de cours, de plein de gens à qui il faut faire des courbettes | Aussi, je suis sortie hier, avec un club, constitué de quadras et de quinquas, voire plus, qui font de la rando sportive | Je trouve vraiment la ville à taille humaine, et je la préfère à Toulouse ou Paris | On n’a pas écrit un mot. On a observé le directeur s’écouter parler pendant deux heures. Merveilleux. Cet homme a un ego tellement développé qu’il a écrasé tout le monde.

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Sur Nantes pour le moment. Je bouquine des tas de choses ; Kenneth White, Nietzsche, Schopenhauer, Thoreau, Woolf. Je n’ai pas vraiment envie de travailler non plus, je ne parviens pas à m’y mettre. J’ai envie de faire autre chose, de voir autre chose que la fac | Les profs ne nous ont pas appris ce qu’était l’agriculture. Ils nous disent juste ce qu’elle est pour les citadins et comment on doit la mettre au pas pour faire les paysages | J’ai à nouveau l’impression d’être bouffée par la fac | Une vie similaire à celle des ermites | Mettre au propre les notes prises pendant le cours, réviser, lire les références, faire les dossiers et les exercices… | Major de chaque promo | En fait, je sacrifiais beaucoup, passais à côté de nombreuses choses | Plus j’avançais dans mon parcours universitaire plus j’en percevais la vacuité : je ne comprenais plus ce que je faisais là | Je trouve un peu le temps de peindre | Ma colocataire était aussi quelqu’un de très sérieux. La porte de sa chambre était souvent fermée | J’ai envie de lire des essais historiques et politiques… jusqu’à ce que j’abandonne à nouveau par paresse | Le petit boulot en boulangerie m’accapare les week-ends, les jours fériés et les fêtes de fin d’année | J’ai toujours souhaité mon indépendance financière | Gagner mon argent pour le dépenser comme je l’entends | Je voudrais changer pour un boulot en extérieur, pépiniériste par exemple.

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Bayer aux corneilles ne me convient pas du tout. Pour compenser, ce matin, je n’ai pas arrêté. Je suis allée courir, retour à la maison, douche, repartie en ville, j’ai pris une place pour Phœnix le 29 juillet, puis retour à la maison, sortie en ville pour acheter des trucs puis boulot | Des livres sur le Moyen-Âge ou le jazz, pour changer de l’histoire économique | J’ai passé six semaines à Vancouver. Un stage pour perfectionner mon anglais. Pour partir loin | Il m’est arrivé de ne pas aller à tous les cours de l’institut. Je préfère me promener dans la ville, si immense, et prendre des cafés au Starbuck's. Les Canadiens en raffolent | On refait un semestre, pour la troisième fois, sur la réforme territoriale : les remembrements des régions, la fusion des départements avec les plus grandes métropoles… Pour comprendre que l’on veut simplifier les choses en ajoutant encore des couches hiérarchiques | En tant que future aménageuse, il me faut me tenir au courant des réformes territoriales. Pourtant le même programme durant deux ans, cela devient redondant et démotivant | J’apprends en ce moment les politiques agricoles. On en déduit facilement que l’agriculture se limite à la PAC avec ces cours | J’aime bien mes cours sur les transports, complexes et passionnants. En première année de master, j’avais vu aussi le tourisme de la pêche | Nous envisageons les agriculteurs uniquement sous l’angle de l'agencement du paysage | La DATAR, les Parcs nationaux, les Communautés de communes.

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Les quatre premières années de mes études, j’ai consacré la quasi totalité de mon temps à travailler. Puis j’ai décroché. J’ai eu de plus en plus de mal à me lever pour aller à l’université. De plus en plus de difficulté à me rendre sur mes lieux de stage, quand je voyais l’inefficacité de mes propositions | Les collègues avaient beau être agréables avec moi – du point de vue humain, je peux difficilement me plaindre – je n’arrivais jamais à ressentir un certain aboutissement | Je faisais du vide. Du vent | Mon grand regret sera, finalement, de ne pas être allée à Grenoble faire le master d’aménagement de la montagne. J’ai voulu en faire un très général. Pour ne pas trop me spécialiser et être sûre de trouver un emploi | Socialement parlant, ma dernière année est une réussite – ce qui se ressent sur mes notes : alors que je plafonnais à 16 de moyenne, actuellement je suis à 12 | Je me demande comment je trouverai du travail. Avant toute chose, je veux faire le GR10. Me dépasser. Marcher pour ressentir la distance avec mon corps | Cette nuit, j’ai encore fait une insomnie. Les yeux grands ouverts à deux heures du matin | J’attrape un livre, en sachant que je ne me concentrerai pas sur la lecture | Une sorte d’angoisse permanente me réveille dans la nuit | Je me sens mal sans savoir pourquoi, je saute d’humeur et je broie du noir. Je me sens profondément seule et triste | Je ne trouve pas une place juste pour moi | Vivre la routine du quotidien ne m’effraie pas. Je n’aspire plus à une vie trépidante.

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Matin, départ pour les cols à 6h15 | De loin, il est difficile de discerner clairement les choses. Mes jumelles ne sont pas assez puissantes. Il me faudra, quoi qu’il arrive, investir dans une bonne paire | Tentative bien faible de la brume : elle ne parvient pas à se lever | Il me faut faire un relevé des plantes. J’ai déjà repéré du rhododendron (près des cours d’eau, noté), du gispet, du noisetier, de la fausse bruyère, de l’achillée, une autre plante approchant la menthe mais sans l’odeur. Des graminées qu’il faudra identifier avec certitude. Du pâturin et du ray-grass. Je sais déjà que l’on trouve du serpolet, mais j’ignore totalement à quoi il ressemble | Avec les cloches qui résonnaient et le vent qui grondait, on entendait un feulement à travers toute la montagne. Comme le râle d’un immense animal de pierre | Certains endroits serrent le cœur d’une sorte d’effroi lointain, comme un cri venant du fond des âges.
En regardant les cimes enneigées plus haut, si escarpées, si abruptes, si noires, et à nouveau cette angoisse lointaine reprend le pas | Je la sens hostile. J’ai réellement peur d’y rester. De me fourvoyer, de ne pas poser le pied au bon endroit. Je me sens mise à l’épreuve en permanence | Bouts de chocolat au réveil. Temps normand | J’aimerais dessiner plus, mais avec la brume, c’est dur | Je comprendrai mieux l’estive une fois que je l’aurai vue sous un temps convenable | Il faut l’encourager | Quand il est revenu vers moi, il a sauté dans mes bras, de bonheur | Koba manque cruellement de confiance en lui parfois. Les brebis en profitent | J’ai tenu les brebis de l’autre côté, là où le sol avait brûlé deux ans auparavant. La bruyère a été remplacée par une belle herbe pâle | Gelée dans la nuit | J’ai peur que le moral ne suive pas | Penser à mettre de la musique sur le mp3 | J’engloutis trois plats de pâtes sans broncher | L’héliportage a eu lieu aux alentours de midi. Fort impressionnant de voir l’hélicoptère à quelques mètres au-dessus de la cabane. Il nous apportait des sacs de croquettes, des sacs de sel, des cartons de conserves et de pâtes et six ou sept cubis de vin. Une bouteille de gaz. Ne pas avoir fait la sieste hier m’a bien flinguée | Je les ai observées pendant une heure avant de les faire virer vers le bas | Youn Sun Nah | Une brebis gravide dont j’ai senti le petit dans le ventre. Il faut tâter à la jonction du pis et du ventre, remonter légèrement la main en pressant un peu. Le fœtus est une petite boule un peu allongée, dure sous les doigts | Un agneau en juillet, ce n’est pas idéal | Avec le soleil, je fais croquis sur croquis. Les montagnes sont tellement magnifiques | Cela me permet de mieux situer les pics et les cols | Elles raffolent de la toute jeune pousse verte. Tendre | Note 1 – quand on part tardivement le soir, il faut prendre dans le sac un T-shirt de rechange, la lampe frontale au cas où le périple se prolongerait, et la couverture de survie. Note 2 – prendre à manger. Note 3 – mettre les guêtres pour éviter que l’eau n’imprègne l’intérieur des chaussures | Ibrahim Maalouf | Je ne fais pas la différence entre les brebis et je ne sais pas lire leurs mouvements.
Le changement brutal de nourriture entraîne des coups de sang au niveau de leurs pattes. Pour soigner ces gonflements, il faut entamer l’onglon sur le devant, à la limite de la couronne, laisser le pus sortir, puis désinfecter la plaie et piquer la brebis avec un anti-infectieux | On va entrer dans le vif du sujet. Mollets et cuisses, tenez-vous prêts | Toutes les peines du monde à monter | J’apprécie l’élasticité de mon nouveau pantalon de travail. Il est noir. C'est classe | Un jour il y aura un accident | Un dérochement de trente brebis. Une hécatombe | Dans la noirceur de l’air, on ne perçoit rien de ce qui se passe en face | Voir nos seules voitures en contrebas dans la vallée me fait de la peine : imaginer que les randonneurs rentrent dans leur petit nid douillet, dorment dans un bon lit, retrouvent la société, me serre un peu le cœur | Être berger consiste à avoir les yeux tournés vers les voitures – pour se figurer le confort qui nous manque –, vers le ciel, les vautours – pour se figurer la mort – et les nuages – pour se figurer l’orage –, et toujours vers la pierre – pour présager des heures à venir | La montagne se vide, seuls restent les bergers | J’aime être là-haut, réelle habitante de la montagne, mais je préfère y être seule le matin que le soir | Quel soulagement d’entendre une voix qui demande chaleureusement si cela va, puis se tait pour respecter cette fatigue qui marque la journée bien remplie du sceau des traits tirés | Il me faut absolument penser à tout observer | Les brebis, les petites cheftaines, leurs comportements, leurs pégadés, les vautours, les nuages, l’herbe | À force de commettre des erreurs, je comprends et je ralentis | Il a fallu que je trouve seule les passades | Je n’en menais vraiment pas large. J’ai horreur du noir et de la nuit.
Par certains endroits, le chemin est défoncé au bord de la falaise. Le moindre faux pas entraîne une mort certaine sur les barres rocheuses en contrebas | Quelques isards sur le chemin | Cela requiert une attention constante et une curiosité renouvelée | Je pleurais toute seule, sous la pluie. Parce que c’est dur tous les jours, la fatigue, le manque d’encouragement, le fait que je dois me séparer temporairement du chien | Lhasa | Lorsque la pierre est mouillée, il y a de quoi se tuer | Je risque en caressant une des bêtes de ne pas observer toutes les autres | Cette année, je languis d’avoir de la visite à la cabane | Gaston rentre des brebis trois fois plus grosses que quand c'est moi qui les ramène | Une des chiens de garde s’est faite mordre par une vipère. Je ne sais toujours pas si elle a passé la nuit. Cet accident tombe au mauvais moment, Patrick est tout seul à l’exploitation, un peu désespéré, avec tous les agneaux à trier pour l’abattoir sur les bras.
Peu à peu, les nuages se sont accrochés aux sommets | Il m’a pêché trois truites dans le torrent avec lesquelles je me suis régalée | Pas de vue, pas de réseau, très pentu, bref un vrai régal. J’ai moins le temps de lire dans ce vallon. Le quartier n’est pas immense, je ne garderai pas longtemps ici | La littérature islandaise est idéale lorsque l'on meurt de chaud | Ludovico Einaudi | Mon nouvel effectif est de quatre cent quatre-vingt-dix et des poussières. Les béliers sont aussi montés, depuis quelques jours, mais ils ont peu de succès avec ces demoiselles | Trois brebis mortes d'entérotoxémie | Il me tarde cette courte semaine de vacances pour aller voir le beau monde ariégeois. Sans la pluie j’espère | J’oscille ici entre la panique à bord et la tranquillité | Parfois quand je redescends de crête, je me trouve bien calme. C’est appréciable | La Talvera | J’essaie de me concentrer sur les brebis, de leur trouver un nom, de les redescendre aussi belles et rondes que possible | Mes muscles, totalement tendus | Je cherche les cloches | Samedi, je descends à Sisteron pour faire le plein de vivres et de livres. Une demi-journée seulement en ville tous les quinze jours n’est pas pour me déplaire, mais j’avais sous-estimé la fatigue accumulée | J’apprends à mes dépens | Comment faire autrement ? Gaston est trop fatigué pour me remplacer toute la journée, et personne d’autre n’est disponible à l’exploitation.
Les montagnes rendent distant, silencieux | J’ai toujours autant l’impression que je ne les ramène pas toutes, car elles prennent souvent par les bois ces derniers temps | Je resterai certainement bien plus longtemps que prévu, puisqu'ils m’ont intégrée à leur équipe de chasse, pour cet automne | Melanie de Biasio | Nuitamment renfiler polaires et chaussettes | Me sentir vivante | J’ai envie d’une grande soirée chez François et Hélène, de chanter, de suivre des cours d'occitan, de repeindre mon lit et mes meubles, un pull sur le dos | Comme d’habitude, la panique de 17h00 : « il m’en manque ».

Chapitre V

Lena, Joëlle, Julie, Nina, Martine, Nikki, Mallika, Sophia, Sonia, Sophie, Janie, Chloé, Josy, Liv, Sandra, Ruika, Doblo, Colombine, Caramel, Cookie, Cachou, Shadow, Veyrenc, Sloggy, Microc, Croquette, Rocoptère, Bullot-Cuit, Pouffy

Chapitre VI

Mutti, Bruno, Benjamin, Samuel, Laurence, Hélène, François, Rébecca, Ivan, Liv, Céline, Nicolas, Célia, Éric, Pyrène, Romain

Chapitre VII

Koba, Lola, Gina, Ina, Hermine & Gandhi

À être seule ainsi dans la nature, la peur est omniprésente. Sensiblement au crépuscule, quand le jour brûlant s’apaise, quand la nuit inexorablement descend, tombe comme une chape. La peur a envahi le cœur | Le moindre bruit devient une menace, et l’on regarde le jour s’éteindre en priant pour que celui-ci revienne. Il faudra attendre de trop longues heures | Dormir pour oublier que nous sommes vulnérables et que la nuit est profonde | Cela rappelle à quel point la nature est une « âme » particulière. Neutre, indestructible, sans compassion | Debout, nous sommes forts, puissants, fiers. La présence d’autres hommes à proximité rassure | Seule, il faut y faire face. Seule je ne suis plus qu’une enfant craintive qui pleure le jour. Avec le recul, je me dis qu'octobre s’est bien passé. Et j’ai eu peur franchement d’être attaquée | Ce soir-là, sans les chiens, c’est sûr que le troupeau aurait immanquablement été leur cible | Il s'agit juste une guéguerre de tranchées : chacun campe sur ses positions. Personne ne veut trouver de compromis | Hier, les chasseurs ont vu six loups à Lacaze, tout proche de l’exploitation | Tout le monde est inquiet | Les pro-loups trouvent tout à fait normal qu’il y ait des loups en montagne. Pourquoi pas ? Je ne suis pas fondamentalement contre la biodiversité | Sur le driller, j’ai scotché une lampe, car, lorsque les loups approchaient, je tenais ma torche à la main, en plus du fusil | Si nous comparons : un commerçant ouvrant la boutique le matin, la trouve vidée de toutes marchandises. Une catastrophe pour lui. Un troupeau attaqué – surtout en cas de dérochement – signifie le fonds de commerce de l’éleveur réduit à néant, le poste du berger supprimé. Sans parler des dégâts psychologiques | Quand les adhérents de Ferus expliquent en public que les ours ne mangent que des baies – et non des brebis – et les loups uniquement chevreuils et mouflons – et non des brebis –, ils dénient notre métier, le danger et le stress qui découlent de la prédation | En général, ce sont de purs citadins qui imposent leur vision de la nature | Ce sont mes brebis, après tout ce temps et cette énergie que je leur consacre | Tout le travail d’apprivoisement de Patrick, Caroline et Gaston, et le mien qui se perdraient | L’approche sensible est ignorée | Je veux avoir le droit de lui tirer dessus en cas d’urgence sans avoir d’emmerdes par la suite | Ici, une seule meute couvre le territoire de plus de six communes, autant dire qu’il est immense.
Le véritable problème réside dans son hybridation, car, oui, la souche du loup qui arrive en France est loin d’être pure, elle est croisée avec le chien domestique. Ce qui entraîne une hardiesse face à l’homme : le loup ne craint plus de s’approcher de nous | Les chiens ont aboyé toute la nuit, et Lola a grogné dans son panier. Je n’en ai pas fermé l’œil | Je n’ai pas eu à l’utiliser, et j’espère de tout mon cœur de ne jamais avoir à le faire dans un contexte d’urgence | Qu’ils agissent à leur guise en montagne ne semble déranger que les travailleurs locaux : chasseurs, éleveurs, bergers – menu fretin visiblement | Il faudra un accident mortel pour alerter l’opinion publique ; mais alors que ce soit une gamine de randonneurs par exemple, pour faire encore plus de pathos. Ce serait terrible, pourtant, tant que cela n’adviendra pas, bergers et éleveurs seront considérés comme des proies légitimes, des dommages collatéraux | Je me suis engagée, avec un autre berger pour le compte d’un ensemble d’associations de bergers, au GNL. Y viennent des représentants d’associations de défense de la nature, de syndicats agricoles, et l’État, et plus particulièrement les ministères de l’Agriculture et de l’Écologie. Le GNL est chargé de rendre des avis sur le programme de l’État sur tout ce qui concerne le loup : gestion de la population, mesures de protection, indemnisations, etc. Dans la mesure où je travaille dans les Alpes, même si je vis en Ariège, je suis directement touchée par la présence du loup | Je ressens le besoin de faire plus que râler dans mon coin | Si les prédateurs pullulent trop, il faut en chasser un certain nombre | À Bayons ? Au Forest, combien de fois a-t-il été vu se promenant impunément dans le village ? Et même à Sisteron ? | M’inscire dans une vie associative et militante | Pour nombre d’entre eux, comme pour moi, le fait d’être éléveurs ou bergers relève déjà d’un acte purement politique | Le pastoralisme est méprisé, insulté. Alors qu’il permet d’entretenir les montagnes | D’un retour à ce que c’était avant ? Mais à quelle distance ? Avant les hommes de Néandertal ? Avant l’agriculture ? | Donc il faudrait instaurer une réelle politique de prélèvement du loup. Et non pas s’en tenir à quelques prises ponctuelles insuffisantes. Gandhi et Hermine disparaissent dès que le troupeau est parqué. Ils rôdent dans les environs pour faire leur ronde de nuit | J’attache solidement Gina à un pilier de la cabane, en cas d’attaque. Je suis sûre d’avoir au moins un chien de protection près de moi et des brebis | Je suis convoquée à Paris, au 3 de la rue Barbet de Jouy. Salle des conférences du rez-de-chaussée. Le ministère de l’Agriculture…
Pour l’ours, la politique de réintroduction est encore plus aberrante car la souche pyrénéenne est définitivement perdue. Il est complètement inepte d’introduire la souche slovène, d’autant plus que ces ours-là se sont habitués à l’homme, ils vivent même du pillage de nos poubelles |Si le troupeau de Patrick saute, je perds ma place. Je veux pouvoir défendre mes droits, mon travail, mon gagne-pain comme n’importe qui | Je sens parfois autre chose, derrière leurs propos acerbes : une véritable haine de l’homme | Terrifiant | Je redescends toutes les brebis à la bergerie du Pont ce soir, pour ne pas risquer une attaque | Il faudrait du temps pour réfléchir, des gens compétents pour se pencher sur les questions que soulèvent les politiques de protection des troupeaux proposées par le gouvernement | Caroline est allée faire vacciner les monstres. Elle les a tous logés dans le coffre du c15, et en avant ! Je n’ose pas imaginer la tête du vétérinaire devant ces immenses bergers d’Anatolie | On en trouve encore à dire que le loup n’est pas dangereux | Il est nécessaire que les agriculteurs aient une voix au chapitre concernant un problème qui les touche très gravement. Néanmoins, je trouve l'utilité du GNL limitée – voire inexistante – dans la mesure où il tente de ménager la chèvre et le chou | Il y a deux jours, j’ai mené les brebis au Patègue. Sur le chemin, j’ai repéré des traces du passage d’une meute. Les chiens n’ont pas été calmes de la journée | Mon sommeil est trop irrégulier. D’autant plus que je dois laisser le volet ouvert pour garder un œil sur le parc et la bergerie | Je participe déjà activement à l’Association des pâtres, et j’essaie d’aider au mieux dans le fonctionnement de la Fédération des associations de bergères et bergers de France, même si je n’occupe jamais une place importante | À l’autre bout de la vallée, le troupeau du voisin était coupé en deux. Elles bêlaient et couraient dans tous les sens. Une attaque. J’en suis persuadée | Je veux du respect pour mon métier | Quand je fais les comptes-rendus, je me dis que j’aurais pu être plus réactive ou plus incisive, mais nous sommes vite dépassés par la vitesse de la discussion, et par le cadre très formel, les codes de langage. Autrement dit, j’ai toujours l’impression qu'à chaque fois je trahis les bergers car je ratifie par mon silence des décisions qui se prennent clairement entre l’État et la FNSEA, alors que ce n’est jamais à la hauteur des bergers | Patrick me racontait qu’en 2012 il avait perdu plus de soixante-dix brebis entre l’automne et l’hiver. Ils étaient à bout de nerfs, passant leurs jours et leurs nuits fusil à la main. Il dit qu’un berger a toujours avec lui un bâton et un chien. Et pas une arme à feu | Aussi hauts que le capot du c15, crocs sortis, à cinquante mètres de la bergerie | Toutefois, je suis heureuse de participer à la vie de bergère sur un autre niveau, qui me correspond aussi.

Sinon il n’y aurait plus que la forêt et des bêtes sauvages.

 
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Chapitre VIII

Caroline, Patrick & Gaston

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À mon arrivée, je ne connaissais pas ma montagne, je ne connaissais pas mes éleveurs, je ne connaissais pas mes brebis | De nombreuses choses à apprendre et à retenir | Je rentre systématiquement à 21h, et je n’ai même pas pu profiter du hamac. À peine le temps de préparer à manger, grignoter et au lit | Je dois les remonter aux Campagnes. Ce soir, elles seront parquées à côté de la cabane. Finies les nuits un tant soit peu tranquilles. Certes, mon sommeil est déjà assez fragmenté, retour trop tardif à la cabane | Connaître ses montagnes aide. Maintenant, je connais les passages, si je ne le trouve pas précisément, je ne panique plus, je laisse les brebis passer comme elles l’entendent.

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L’autre soir, Caroline et Patrick m’ont montré les plans de la bergerie qu’ils veulent construire, avec trois couloirs pour les brebis et deux pour l'affourrage. C’est une grande installation. J’espère qu’il restera quantité de bois à la fin des travaux pour que je puisse monter une petite cabane à la place de la caravane. J’ai déjà un plan en tête | Peu à peu j’ai réussi à me détendre, à arrêter de croire qu’elles auraient dû passer le chemin à la queue leu leu | Je peux anticiper | Pas dormi à nouveau cette nuit. La lune était trop lumineuse, j'ai fermé le volet donc j’ai eu trop chaud. Ce serait nettement mieux avec un rideau occultant.

Il fait trop chaud. Les brebis sont en train de chômer. Certaines grignotent un petit peu à l’ombre, mais cela ne dure jamais longtemps | Une fois ou deux, ils m’ont imposé d’aller là ou là, parce que je ne voulais vraiment pas y aller | Et Koba démarrait, il n’était pas aussi sûr de lui non plus, il n’allait pas aussi loin | Qu’est-ce que je ne donnerais pas pour un bon orage ! Pour que l’herbe pousse et que je n’ai plus de souci à me faire | Pour moi, leur regard importe énormément parce que je veux qu’ils soient fiers de mon travail, qu’ils voient en moi une bergère sérieuse, qui essaie de bien faire son travail | Ils me disent que je sais comment faire, et ils me guident un peu, mais dans l’ensemble, je prends les décisions pour la journée. Rester tant de temps à tel endroit, en bouger à tel moment, etc.

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Gaston me raconte à l'occasion sa jeunesse. Le monde a vraiment changé en cinquante ans. Bien sûr, nous le savons tous, mais en entendre un témoignage est incomparable | En montagne, cela en devient dérisoire et triste. Dérisoire parce que l’Oratoire, les Cimettes, le Fau n’ont pas bougé. Et triste car, ce qu’il me raconte, c’était la vie omniprésente dans les alentours, du passage, des estives, des cultures, et non pas seulement les planeurs, les randonneurs et les résidences secondaires.

Je pense qu’il faut rester plusieurs années sur une estive pour se sentir soulagé. Premier point, ne plus se poser la question de retrouver du boulot. Deuxième, mieux connaître donc ne plus survoler les choses | Pour l’instant, je pense rester ici. Je sais ce que je perdrais, j’ignore ce que je gagnerais.

Caroline m’a encore fait la demande voilée de rester toute l’année à Esparron. Mais j’ai beau y réfléchir, je dois décliner. Je m'imagine, habitant chez Gaston, sans avoir une seule minute pour moi ou pour revenir dans le Midi. Je serais trop loin de ma famille et des mes amis, trop loin de mes projets | Déjà, j’ai postulé chez les pompiers volontaires pour l’hiver prochain en Ariège | Gaston m’a dit qu’ils étaient très satisfaits de mon travail. Alors je continue sur ma lancée. Que vaut le discrédit des autres quand mes éleveurs sont contents de ce que je fais ? | Patrick est plus bavard | Je prépare le terrain pour demander un amplificateur de réseau | Caroline m’a inscrite sur un groupe Facebook : sur la question du loup et de l’ours. Mises à jour régulières d’articles provenant d’Espagne, d’Italie, de Suisse, d’Allemagne et de France sur les problèmes de la prédation | J’espère que le loup ne s’approchera pas plus, on dit qu'il est déjà sur la montagne voisine | Je ne me vois pas travailler avec le fusil à l’épaule.

Jamais on ne parle d’ennui, de stress, de peur, de comptage perpétuel des brebis pour apercevoir enfin celle qui te manque et que tu invoquais depuis deux jours. Jamais on ne parle du soleil implacable, de la sueur, des mouches, des asticots, des ravins, des pierres qui chutent, du froid, du vent. Si l’on doit décrire ce qu’est le métier, berger c’est aussi ça. C’est l’absence totale de socialisation autre que liée à ton métier pendant six mois.

Il fait tellement chaud. Tout colle de moiteur, j’ai encore des résidus de sang dans les ongles | Patrick me fait vraiment confiance pour les soins, je le remarque de plus en plus. Je m’aperçois aussi que l’on discute souvent de nombreux détails pratiques, et que sa décision n’est pas la seule qui fait loi. Idem avec Caroline. Les choses évoluent, c’est très plaisant.

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Côté visite, le grand vide. Je sens que le mois de juin sera long | Je connais les passages, si je ne le trouve pas précisément, je ne panique plus, je laisse les brebis passer comme elles l’entendent | Les brebis déchôment. Dès que le nuage se sera éloigné du soleil, elles retourneront se planquer.

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